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Les Chiffonniers du Nouveau Monde 


“Si c’est un dieu qui nous défait : obéissons!
Il saura recréer: qu’il nous détruise.
Mais, ô terrible sort que d’être aux prises
avec nos propres mains qui nous défont “  R.M.Rilke


Ma manière de faire du théâtre pourrait évoquer le travail du brocanteur. Comme lui je vais fouiner dans les greniers des hommes d’aujourd’hui. Greniers intérieurs s’entend!
Les trésors que j’en ramène, ces choses délaissées par beaucoup et qui ont tant de prix à mes yeux - c’est par elles que métonymiquement je fais, façonne mes personnages- sont des “ laissés pour comptes” de leur vie publique, elles sont les porte-parole de ce qui perdure de vie privée depuis que les frontières entre vie publique et vie privée sont elles aussi abolies.
C’est un pauvre métier que je fais là, car ici prend fin la comparaison avec les brocanteurs.
La fortune de la brocante augmente en proportion inverse à la diminution de celle des poètes. Pourtant, étrange paradoxe, si les objets anciens deviennent rares et chers, la matière première nécessaire à mes cérémonies théâtrales est abondante et sans valeur.
C’est que, tout ce qui constituait notre histoire: 
le passé, nos croyances, nos engagements, nos promesses, nos solitudes, nos silences, nos émotions, nos soumissions, nos sentiments, nos révoltes, nos contradictions, nos aveuglements et notre sens critique, notre vieillesse, notre vie intérieure, notre sagesse et nos folies, notre imperfection ... tout cela a été non seulement dévalué, mais déclaré obsolète, condamné à la relégation, considéré désormais comme contraire au nouveau dogme de la Nouveauté toujours renouvelée, de la nouvelle religion du Paradis terrestre d’où tous les maux doivent être bannis jusqu’au dernier.
Dans ce nouveau monde - auquel nous sommes déjà accoutumés - où la Mort est un gros mot, où la jeunesse est perpétuelle, le besoin d’Histoire, d’Authentique, s’assouvit dans les musés-pharmacies où l’on endort la nostalgie. Détruit ou muséifié, l’ancien, le porteur d’histoire, n’est toléré que sous sa forme reconstituée - tel les bourgs moyen-âgeux devenus temples de Mammon – c’est-à-dire intégralement lavé de sa temporalité.
Il y a un marché pour les objets anciens, il y a aussi un marché pour les psychés abîmées par les temps qui courent, mais afin de les retraiter, de révéler leur négatif jusqu’au positif, de les rendre performantes et combatives.
Alors, il me reste à faire le tri parmi tant de détritus et c’est là un travail difficile car comment faire le choix (et il le faut !) parmi tant de déchets, de détritus si précieux ?
Pourtant, il y a une corvée plus difficile encore, comparable à celle de Sysiphe : 
Trouver des hommes qui s’intéresseraient encore aux autres hommes, des hommes qui n’aient pas peur de faire face à un autre visage - le leur même -, des hommes qui ne fermeraient pas les yeux devant la vacuité de leur vie et qui survivraient à ce qu’ils voient, des hommes qui ne craindraient pas de s’arrêter en leur course effrénée, des hommes qui n’aient pas peur d’utiliser de nouveau leur raison, des hommes qui ne désespèreraient pas de retrouver une pensée, ou seulement son commencement, dans le linceul d’opinions où ils sont enlisés, des hommes qui auraient le courage de recommencer à apprendre à voir, à écouter, à être, des hommes qui se soumettraient  à n’être que ceux qu’ils sont...des hommes, enfin ! 
Des hommes prêts à accueillir les fantômes des âmes perdues accrochées aux fragments d’histoires naufragés dans je ne sais plus laquelle de ses nombreuses mémoires abandonnées qui se referment sur leurs souvenirs comme des fossiles. 
Des hommes qui ouvriraient les portes de leurs théâtres pour que j’y dépose mes alambics, et qu’avec mes compagnons chiffonniers, sujets trouvés sur mon chemin, je puisse reconstituer, à partir de lambeaux d’humanités, la trace de ce que nous fûmes lorsque nous étions des hommes, des créatures de Dieu.
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